La mécanique du masque

Carnet de bord de recherche du metteur en scène Charlie Windelschmidt en Indonésie, dans le cadre du programme Hors les murs de l’Institut Français.
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  • 12 - Crampons

    Sale bête. Du dedans. La petite. Avec ses dents.
    Sous la peau de peinture, elle creuse, elle n’a pas mangé les dents de bois, mais le nez de bois et la lèvre de bois.
    Comme moi, elle en mange, du masque.

    Puis l’autre, bête, la rouge là, la grosse.
    Toujours à m’observer d’en haut avec son oreille cassée.
    As tu faim, la bête ?
    Toujours ses proéminences modernes, inatteignables pour l’apprenti.
    Le glissé de ses rondeurs plantées de sept chicots impossibles.
    Je crois voir les mouvements des outils pour arriver à ça, mais dans un rêve enfumé.

    Représenter les esprits est un sport particulier. Faut vénérer autant qu’incarner.
    Car c’est bien de viande, de carne, de chair, qu’il s’agit.
    Mâcher lui sera difficile, certes, avec ce dentier, mais c’est l’intention qui compte.
    Crampons à viande.
    La viande de l’acteur/trice va se faire inquiéter.
    L’acteur/trice n’a qu’à bien se tenir, un truc comme ça, faut le suivre !
    Même sans nez.
    Que faire de son corps avec ça dessus ?
    Délirer ?
    Ici on comprend que la bestiole vous tombe dessus, puis la transe... mais en France ?
    Co(s)mique ?

    , par Charlie

  • 11 - Salade

    Le défilé de gens qui viennent voir le maître pour commander des masques, ou vérifier la commande en cours, ou tailler le bout de gras, n’en finit pas.
    Le bois qui fond sous mes gestes répétés, me rend invisible à tous.
    Normal, ici on sculpte et moi je sculpte ici.

    Mais pak Juala me parle.
    Et ma méthode assimil usée de crasse, devient mon ordonnance.
    C’est ça la solitude : sans répit, dans un livre, chercher ses mots.
    Symptôme : on dit mal ou en mime, ou les deux. Ou pas.
    Une sorte de maladie des mots... assimil matin midi et soir.

    Mes allers-retours sur le bout de bois sont ponctués par les reprises du maître : techniques de fentes, de saignées, de plaies.
    Un visage arrive.
    Comment acquérir cet oeil qui sait les formes avant même que les formes soient ?
    Six heures assis. En tailleur.
    Salade de masques.

    , par Charlie

  • 10 - Pak Juala

    Pak Juala.
    Sculpteur spécialiste de Barong (celui qui est au sol sur deux bouts de bois).
    La maison familiale est aussi la mienne pour une semaine.
    Ici, à Bali, on reste en famille des grands parents aux petits enfants.
    Chacun sa pièce, et tout le monde côtoie tout le monde tout le temps.
    Personne ne parle anglais, les coqs peut-être...
    Tous sont souriants, pas les coqs.
    Semaine intensive de sculpture.
    Les masques sont partout : dans des vitrines sales, en séchage sur des ficelles qui tombent des plafonds, dans des cartons, sur des étagères, par terre...
    Les couleurs (warna)sont faites à la main par le fils de pak Juala : avec des cornes, de la caseïne, et des pigments... Français ! Oui madame !
    Mais des cornes de quoi ? De qui ?
    La tante qui m’accueille au réveil porte un T-shirt rouge pétard "Christian Pior-Paris", ça doit être le cousin de Dior. Oui monsieur !
    Ce genre de détail est important au réveil. Rigolade.
    Je vis à la balinaise...
    Rarement j’ai connu tant d’ouverture de douceur et de simplicité, de la part de ceux qui accueillent l’étranger.
    Pak Juala arrive avec cinq pièces de bois qui serviront à ma formation : du Pule encore humide. Puis la hachette, puis les gouges, puis pangot dan pengutik...
    Une rencontre.
    A suivre...

    , par Charlie

  • 9 - Main

    La main toujours la main.
    L’outil et la main.
    Faut voir le geste : ça glisse sans hésiter sans corriger sans douter.
    Ligne de noir d’abord puis, avec un autre pinceau dans l’autre main, délaver la ligne pour obtenir le dégradé, le relief, le profond.
    Et puis le temps. Tout médite ici.
    La peintre se tait pour me laisser regarder.
    Nous restons longtemps car il n’y a plus de temps.
    Caresse la feuille qui devient oeuvre.
    Dérisoire. Tout se tait.
    Rama et sita se font construire leur manteau de scène.
    La grand mère accroupie derrière nous n’a qu’une dent du bas et crache une énième fois.
    Les ongles noirs ne salissent rien.
    Ces mains sont si solides.
    Ce sont les mains d’Ilou.

    , par Charlie

  • 8 - Truie

    La bête aux aguets est très grosse, je vois le masque de sa face.
    Sa face de masque.
    Tout est dans l’oeil.
    Je m’interroge par là, par l’oeil. Par l’oeil du masque.
    Un masque ça regarde.
    Avec un oeil sur le côté ça doit pas être facile tous les jours.
    Un oeil cadré de noir. Une coulure d’oeil.
    Une tache, l’oeil ?
    La truie prie-t-elle ?
    Son corps pointe son masque qui pointe son oeil...
    Peu importe ce qu’elle voit, elle voit, c’est sur.
    Et elle se donne à voir : elle propose.
    Elle en bave.
    Assise.
    Elle m’attend ça se voit, mais je préfère partir, ce n’est pas une histoire pour moi...

    Le masque de cette truie pourrait être un objectif pour l’élève sculpteur.

    Baru Patung...

    , par Charlie

  • 7 - Le prince

    Vingt centimètres de haut.
    Ce jeune prince émerge d’une porte.
    Une machine ne pourrait pas atteindre ce niveau de détail, de finesse, de relief.
    Taillé dans la masse, il n’est qu’une partie d’un décor qu’on a du mal à croire tout droit sorti d’un bout de bois.
    Aucune ligne parallèle, aucun plan symétrique, une inclinaison de tête tendre mais décidée.
    Son théâtre c’est son cadre.
    La pose de ses pieds, l’orientation de ses mains, son costume et tout le toutim qui l’entoure, le poussent au mouvement, à la séduction, à la réussite.
    La nature qui l’enserre érotise la scène. Il est né là, et y mourra.
    Le sculpteur sait disparaitre.
    Eternelle présence d’un mouvement immobile.

    , par Charlie

  • 6 - Temple

    Bali est une terre de temples.
    Celui-ci est dans la cour de la maison où j’habite.
    C’est le lieu chargé et étrange au coeur duquel les signes par centaines se côtoient sans fin.
    Animisme oblige, la nature y a ses droits, et le néophyte peut croire à une ruine. Mais non, jamais une ruine de temple à Bali.
    Les bâtonnets d’encens ne sont pas vieux, les tissus parlent d’eux même, le vide et le plein s’embrassent sur la bouche. C’est vivant.
    Les points cardinaux, le haut, et le bas, sont l’échiquier complexe sur lequel jouent les ancêtres.
    Et je suis le Guerrier, hérissé par la formidable tempête cosmique, qui passe, inconscient, au milieux des charmes auxquels il n’a rien compris.
    Esprit es tu là ?

    , par Charlie

  • 5 - Le geste

    L’homme ici, sous une tonnelle dans un chemin perdu, sculpte avec patience des pièces qui semblent toutes des chefs d’oeuvre.
    Le fini du ciseau est brillant et net, le bois ne peut résister à ces gestes qui n’hésitent pas.
    C’est une émotion faite d’une vision, d’une odeur, et du son de ces outils simples. Tac-tac tac.
    Son corps entier est au bois. Il danse, se cale, déplace la masse pour trouver l’angle. Tape sans force et positionne des milliers de fois sa lame.
    Le bois fond lentement se laissant user jusqu’au dessin fragile et profond d’un regard, d’un front, d’une bouche...
    Un Jésus en croix, dégrossis, attend dans la poussière.
    Un Don Quichotte et son Sancho, encore humides de la pluie qui les a surpris, regardent au loin sans bouger.
    Des corps de sirènes de dos lancent leur fesses trop parfaites vers l’ouest.
    J’apprends par ce que je regarde...

    , par Charlie

  • 4 - Golgoth

    Ces statues géantes, plantées à l’entrée des villes importantes, font de moi un petit bonhomme à roulettes.
    Quand on lève les yeux, celui qui protège sait aussi inquiéter.
    A la dérive dans le ciel brouillon, prêt au combat, il n’annonce rien qui fasse rire.
    Ce ciel me semble plus abstrait que le Golgoth lui même.
    Ce n’est pas un dieu qui croit en l’équilibre. Avec lui chaque événement est dans l’ordre des choses. Il n’attend pas, il observe, convaincu qu’il est le lien raffiné entre vie et mort.
    La puissance du géant finit par s’oublier dans le tourbillon des armées de motos qui tournent à ses pieds... à l’aise.
    Je reprends ma route pour Gyangiar, fourmi à la recherche des outils du sculpteur : pangot dan pengutik.

    , par Charlie

  • 3 - Peler les visages

    Des techniques indonésiennes de sculptures j’ai appris à peler le bois.
    Peler donc les visages.
    Desquamer.
    Devant cette immense tête, mouillée, pelée, noire... me reviennent les gestes précis et nouveaux qu’il faut envisager pour sculpter.
    Borges a parlé d’un homme qui décida de passer sa vie à cartographier le monde pour se rendre compte au soir de sa vie que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage...

    , par Charlie