La mécanique du masque

Carnet de bord de recherche du metteur en scène Charlie Windelschmidt en Indonésie, dans le cadre du programme Hors les murs de l’Institut Français.
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  • 42 - Lalu post

    Aller retour Denpasar-Jakarta (Institut Français) avant de retrouver Brest la rouge.

    L’épopée du masque en moi ne fait que (très bien) commencer.
    Les délires à éprouver au plateau ont chargé mon carnet de notes, d’idées, de croquis.
    Tempête de gens et de lieux qui ont dessiné ma route, je veux les retrouver.

    Ce matin là le soleil éclaire un panneau rigolo à la croisée des chemins.
    Quel que soit le choix, toujours se méfier des éléphants.
    L’après midi fut tropicale à souhait, magnifique et irréelle vision d’Asie sous la pluie torrentielle.

    Si tu me dis "alors comment te sens tu ?" je te réponds "en marche".
    La question du partir c’est surtout celle du revenir. Tout commence.

    Du masque je configure avec netteté le trouble de sa mécanique : du vivant saccadé.
    Les ouvriers en art que j’ai rencontré, m’ont tendu la main sous les rires, entrainement à déjouer le jeu.
    Le jeu des gestes-chants qui font se choquer l’idée d’arrêt et celle plus abstraite de son déplacement. Sorte de féérie du non dit, cosmique, elle fait entendre à qui veut bien, que ce dont nous héritons n’a pas de prix.

    L’Indonésie que j’ai rencontrée est un bain culturel puissant, et non une trempette timorée. Par le voyage, il n’a pas s’agit de changer de lieu, mais de changer (déstabiliser) mes idées, mes visions, mes peurs !

    Dernières pérégrinations...
    Dernier post.
    Vous savez où me trouver.
    A suivre !

    , par Charlie

  • 41 - Feu

    Je suis dans les environs de Gianyar, grande ville avec son marché magnifique, labyrinthe infini pour qui sait voir avec le nez.
    S’installent devant le temple les premiers marchands de boissons, babioles et ballons pour gamins. Ces ballons scintillants qui viendront nous polluer tôt ou tard.
    Deux grandes fausses vaches, l’une noire l’autre blanche, se tiennent fières.
    Chacune son cadre de bambou. Petit toit en damier pour protéger d’autre chose que du soleil ou de la pluie.
    Ça se prépare.
    Mais il faut attendre.
    Ou plutôt être là. Et c’est tout. C’est une activité qui me plait.
    Être là suppose de renoncer à ce que ma tête tisse de possibles à explorer avant mon retour.
    Bouger toujours bouger. Maladie, tic, boulimie ou stratégie d’évitement ?
    Quoi qu’il en soit je reste là, décidé.
    Les gens qui m’entourent me rappellent que le Français le plus connu est Zizou.
    Chauve lui aussi. (rires)
    Un homme vend des oiseaux minuscules encagés à l’arrière de sa mobylette Honda vintage. Un autre prépare des frites surgelées.
    Deux lascars types forains tout droit sortis de "La BM du seigneur" approchent les chalumeaux qui serviront à monter la température : brûler des corps, encore un métier d’artisan.
    Puis ils arrivent.
    Ribambelle bruyante de mâles qui hissent à une cinquantaine la tour très haute au somment de laquelle le corps du défunt s’impatiente en compagnie de quelques représentants des hautes castes.
    Une queue de femmes reliées entre elles par un long tissus blanc, farandole éphémère direction la vache blanche.
    Descente du premier mort sous les jets d’eau d’un tuyau d’arrosage, rires et blagues à gogo, cris de liesse...
    On découpe les vaches de pacotille on enfourne les corps et les offrandes, on met le feu...
    Je passe sur les centaines de gestes des prêtres, les bénédictions, les rituels... le temps.
    Dés les premières flammes les trois quart de l’assemblée s’en retourne, trainant de la tong.
    Restent les gaillards et les soudeurs reconvertis. Une photo de mon grand père dans une locomotive, visage barbouillé de suie faisant face au fourneau de la bête, me revient en prolepse...
    Quand le feu est géant, les soudeurs encore eux, se saisissent de grands bambous afin de faire descendre le corps dans un fracas de braises au niveau des chalumeaux... Ça crache fort et chaud : tout le mode recule.
    On aperçois le crâne, un pied, une main à la peau cuite solide...
    Idem pour le second dans l’autre vache...

    Une femme ? Un vieux ?
    Direction la mer ou la rivière pour les cendres.
    Le Karma se chargera de la réincarnation, libération du matériel, de l’affectif, de tout ce qui nous tient ici, en bas.
    Le Feu les souffle vers des cieux plus cléments. Purifiés.
    Une vie, deux vies... etc.
    Un ancêtre à venir...

    , par Charlie

  • 40 - Francis Ponge

    Plusieurs facteurs de masques nous rendent visite.
    Nous planifions des rencontre pour l’année prochaine...
    Avec le temps et la confiance, s’ouvrent des portes jusqu’alors fermées.
    Sont décortiquées, les techniques, les significations des gestes des acteurs, les couleurs, les signes ou les objets.
    Untel est facteur de marionnettes là bas derrière, l’autre musicien, le suivant enseigne le masque aux enfants prometteurs, un bijoutier se ramène et m’explique comment il fait du vieil argent du vieil or...
    Je sais aussi qu’un Barong, dédié aux cérémonies, mettra six mois à être fabriqué et qu’il coute 20 million de roupies indonésiennes... (Photo)
    Je rencontre deux jeunes acteurs de Barong qui travaillent dur avec de petits masques pour commencer, mini-barongs.

    Dans l’activité quotidienne de cette famille, petit à petit je disparais.
    Je change de statut. De curiosité je deviens habitude.
    Alors je peux m’arrêter pour prendre le temps de regarder, sans pression.
    La joie et la chance d’être, fort de ma culture, totalement abandonné dans une autre.
    Perdus ma langue et mes codes. Perdues mes peurs.
    L’écoute comme seul oeil.
    Je commence à voir, à saisir un petit trait...
    Une recherche en forme de ligne qui se révèle lentement.
    Un tracé.

    Un pas de plus pour se perdre et l’on se trouve...

    , par Charlie

  • 39 - Or

    Le voila donc le Sidakarya.
    Ce masque est le dernier de la série utilisé par l’acteur dans le topeng pajegan.
    Ce théâtre est un rituel durant lequel l’acteur est (souvent) seul et passe plusieurs masques qu’il enfile à vue.
    Sidakarya signifie "celui qui peut accomplir le rite ", et l’acteur/danseur qui le porte est un initié.
    C’est un masque très important dans les cérémonies...
    Celles auxquelles j’ai participé m’ont aussi appris que l’acteur ici n’a pas d’égo, n’investit rien d’autre que ce que chaque acteur devra investir : une figure reconnaissable immédiatement par ses mouvements, ses tics,son énergie, son costume... On ne cherche pas à savoir qui joue, on veut reconnaître le monstre !
    Un théâtre de comportement.

    Dans la moiteur de l’après pluie diluvienne, j’apprends à poser la feuille d’or.
    La multitude de petites techniques, de gestes simples, de retours par couches successives, d’attentions du facteur...
    Le temps de réalisation d’un masque est énorme.
    Je parle d’un masque traditionnel réalisé sous les contraintes ancestrales...
    La peinture acrylique à considérablement changé les pratiques, les habitudes, et certains masques peuvent se faire en deux jours à peine...
    Les quatre masques que nous travaillons prennent aussi plus de temps car il n’y que l’indonésien qui nous permette de communiquer... un autre apprentissage pour moi que cette langue plaisante et très imagée.
    Exemple : api=feu et kereta=chariot. Kereta api = train !

    , par Charlie

  • 38 - Warna

    Par défit, par jeu, j’ai proposé à mes hôtes une photo d’un masque japonais, histoire de voir ce que ça donne un Balinais qui s’attaque à une copie de masque japonais.
    "Trés fort" et "J’aime ta gueule" aurait dit Arne Sierens, le Flamand.
    Nous voila donc en palabre sur la taille, les couleurs, l’utilisation d’un tel masque. Yakusaaaaaa me dit Kadec en riant...
    Customiser : une fente sous les yeux, une couleur genre vieilli.
    J’apprends deux techniques de vieillissement des teintes, une aux paillettes de calcium, l’autre au talc.
    Nous discutons longuement des autres masques en cours, Rangda et Barong notamment, ainsi que des significations parfois encore obscures pour moi, heureusement.
    Je sens que je m’habitue, que je commence à voir avec moins d’émotion, plus à distance. J’aime.
    Les peintures sont naturelles. Warna Bali.
    Pigments broyés à la main, de longues heures pour chaque couleur. Pigment de France, os de porc calcinés, pierres de Bali, corne, caséine, feuille d’or de chine...

    La famille est aussi dans le Kecak, je vais donc voir une présentation de ce chant/danse que j’aime beaucoup, à Denpasar.
    L’ambiance parmi les touristes indonésiens valait le détour.
    Quelque chose entre la tribune footballistique, et le zoo...

    , par Charlie

  • 37 - Chicots

    Deuxième phase de travail avec Pak Juala et son fils Kadek.
    Peintures et finitions.
    J’ai demandé, avant de partir pour Sumatra, si il y avait un endroit où l’on pouvait trouver des dents de cochons, voila le résultat.

    Les dents (Gigi, prononcez guigui) du phacochère finiront sur le masque que je retrouve avec joie : le Sidakarya. Il a bien séché, prêt pour recevoir ses nouveaux chicots et sa couleur noire brillante.
    Les méchouis (Babi Guling) sont les meilleurs amis du facteur de masque.
    Les os pour certaines couleurs (base blanche), la peau pour les coiffes, les poils pour les moustaches et les dents (Gigi) pour...les dents (Gigi).
    Mais je dois avouer que la masse de mâchoires réunies et calcinées, ne me laisse pas indifférent.
    Toujours cette sensation forte de mort et de nature. Sauvage.
    Une peau de bête pend avec sa longue queue : peau de singe de Lombok.
    Une paire de corne dans la vitrine à masque : chèvre de Bali.
    Toujours un bout d’animal dans un masque.

    Et c’est là qu’entre en scène MIchel Jonasz :
    "Guigui
    Ma p’tite Guigui
    J’me roule
    Dans l’herbe et l’herbe saoule
    C’est bon
    Des fois j’oublie
    Presque tout... "
    ...que je fredonne, la pince en main.
    Dentiste d’un jour, j’édente plein tube.
    Je brise de la mâchoire.
    Je rentrerai donc en France avec un sac de dents.
    Content.

    , par Charlie

  • 36 - La ville

    Des auréoles en cerceaux brunissent la moquette vermillon des bus épuisés.
    Ça fuit de partout…
    De musées en musées, on se lasse.
    Faut payer comptant ses errances. Ses attentes.
    A coup de jambes de bois, d’yeux plissés et d’acouphènes...
    À coup de visions répétées à l’infini : millier de femmes fluettes et de pieds sales. Millions de Roupias et de jus trop sucrés.
    Centaines d’hommes questionnant d’un regard de sang pour une course triportée à pas cher.
    Kilomètres de paroles sans sens, qui sortent des nez.
    Quintaux de mouvements frénétiques adultes.
    Et Godard de me rappeler encore et encore que les enfants sont des prisonniers politiques…
    C’est la guerre.
    Celle des lueurs et des signaux électroniques qui cliquent et claquent.
    Le cul des véhicules arrosent les satés et autres sotos d’une fumée carbone.
    Les moustiques se la donnent.
    La fureur et le bruit ne tarissent jamais.
    Fête foraine sans manège, les roues tournent.
    On ne s’arrête pas ici, on se bat, on circule.
    Les corps en prennent pour leur grade.
    Tout le monde est jeune et le cosmique a définitivement perdu son "s".

    Puis, sur la ville le rideau tombe.
    Enfin.
    Claquent alors les mains de la pluie sur la bataille métallique.
    Le milliard de pneus s’entiche du son "route mouillée". Chhhhhhhhhh...
    Le désir, intact, s’impatiente en coulisse. Il attendra l’animal.
    Le théâtre des opérations est poisseux maintenant.
    Les dieux s’y empêtrent...

    La suite ?
    Retour sur Bali.

    , par Charlie

  • 35 - Persée raté

    Aux abords des avenues embouteillées de Glodok qui lui sont interdites, un pousse-pousse flashy cherche en vain les touristes en voie d’extinction.

    Je remonte jalan kaki le Chinatown de Jakarta.
    Il fait penser à celui de Bangkok qui fait penser à celui de New-york... qui ne fait pas penser au 13ème ni à Belleville...

    La ville, écrasée d’un grand ciel gris inquiet, chemine en se balançant parmi les dunes bétonnées. Se souvient-elle des palmiers en couloirs et d’un temps sans vitesse ?

    Les cow-boys existent encore. Scotchés.
    Pubs désuètes de mâles à épaules rigides. Ils glissent désinvoltes, propres, et sans cheval, dans ce qui leur reste de cigarette. Idiots sur un mur.
    Têtes à claques en fin de règne.

    Les bateaux ont renoncés à flotter.
    Leur canal transpire la mort. Ça mijote. Une odeur crève-yeux.
    Paysage à genoux de bouts, de traces et de trucs. Vaseux.
    L’eau à du mal à trouver sa place, elle est comme moi, elle veut partir.

    Les pictogrammes, comme partout sur la planète, doivent pouvoir parler aux étrangers et aux illettrés. Réussir là où rate la langue. Visuels d’interdits.
    Ils trahissent, en bon soldats de l’ordre moral, la culture des gens des villes.
    Ils en disent plus sans en avoir l’air. C’est le verso du pictogramme.
    La nourriture par exemple est représentée par un burger et un gobelet. J’hésite entre pub déguisée et inconscient collectif moderne...
    La femme est en mini jupe (elle fait des tractions à un bras) et l’homme, ( plus grand et gros sans vêtement et qui fait aussi des tractions à un bras) ne peut en abuser dans les transports en communs...
    Il existe donc des pictogrammes pour les cons.
    Rien à voir donc avec des étrangers ou des illettrés, rien avoir avec la langue ?
    Déception.

    Notes velours-gras des machines hoquetantes pilotées par des loups consciencieusement attelés à leur impossible fortune.
    Une seule saison d’un an, un été, au coeur chaud duquel s’éternisent les maisons muettes des faubourgs très argentés.
    Les vérités brassées sont trop vraies pour la toucher, la ville.
    À Jakarta comme à Paris, on pardonne sans broncher.
    On passe à autre chose. On sourit.
    C’est le pardon du fantôme.

    Le double de ma gueule rit dans son pochon brillant. Voici donc mon masque rose de blanc-chauve, voilé.
    Le masque ne cache rien, il manifeste la mort qui se cabre dans la taule où la peur l’a condamné. C’est la Méduse, en jetable. Je suis un Persée qui a raté son coup : pétrifié. Voir en face est interdit. Faudrait un pictogramme là, non ?

    Dans le dédale clownesque des stands, le muezzin n’est plus qu’une horloge chantante, et l’espoir déboulonné ne fait plus écrire les poètes. Ils préfèrent branler des joysticks ou brancher, dans leur rectum XXS, des prises USB 3.0.
    Numérique, la révolution.

    Mais comment dire adieu, alors, à tout ça… ?

    J’écoute Dominique A. Mucic-Hall.

    , par Charlie

  • 34 - Petites mains

    Voici donc une technique qui paye : laisser se présenter les gens et les choses.
    Alors, dans les méandres imprévisibles du labyrinthe de béton, je marche...

    La ruelle sans interêt entichée de quelques brocanteurs m’offre ce muret de Goleks.
    Bien maquillées en antiquités ? Peu importe.
    Elles sont là en famille, elles rient de la fureur qui leur fait face.
    Bobines légères, habillées précis, micro-têtes de bois...

    Une par une, elles n’ont pas grand intérêt pour moi.
    Ce qui me plait c’est le petit peuple.
    Le multiple. La tribu.
    Tous ces petits gens, sans drapeau, sans prétention.
    Tribu qui vient confirmer les échanges dramaturgiques avec Lisa L. sur la Tempête, prochaine création de la compagnie.
    Car, au delà de mes recherches sur le masque et l’acteur/trice masqué/e, j’entrevois le double fond d’une tribu qui viendrait nous jouer la tempête...
    À voir avec ce qui est là, devant moi : maquettes de corps, couleurs, caractères, tronches, regards... mélange.

    Par opposition aux Goleks de cours, elles n’ont pas de ceintures, habillées d’un bout de tissu, d’un reste de rien qui devait trainer par là...

    Ni l’air d’attendre ni l’air d’avoir été posées là.
    Immobiles, elles me forcent à bouger.
    Je suis vu, elles me mâtent...

    Une humanité se fait saisir, une animalité aussi. Curieux.
    Humalité ou Animanité, c’est selon.

    Shakespeare accroches toi, on arrive...

    , par Charlie

  • 33 - Port

    Avec une heure trente de bus je commençais à douter...
    Mais non, les immenses becs des goélettes Makassar sont bien là.
    Escouades d’espadons crèvent-ciel.
    Spectacle.
    Au milieu des coques, les liserets en contraste font lisière entre tirants. D’eau et d’air.
    Des sacs de je ne sais pas quoi passent d’épaules en épaules, et le port semble un peu oublié.
    Quelques camions pachydermiques s’enfoncent dans le gris des docks.
    Je marche sous la pluie à grosses gouttes, quand un homme m’interpelle.
    Debout tous les deux sous un nez-bec qui fait parapluie géant.
    Promenade dans sa barque exténuée entre les monstres de bois qui flottent encore, malgré la rouille et la misère ?
    Pas le moment, je suis pas éclaireur pour Thalassa.

    Pensées pour le quai Malbert, que l’on devrait rebaptiser Quai Jaouen, où quelques carcasses trainent toujours un peu, non loin du Bel Espoir ou de la Recouvrance...

    En perdition, la vielle ville (Kota Tua) baigne dans sa saumure chocolat.
    Comment serait la vie si un con n’avait pas inventé le plastique.
    Ce plastique qui a totalement colonisé la terre et l’eau.
    Pas un centimètre sans un bout de tong, de sachet, de gobelet...
    Multicolore dégoutant.
    Et hypocrite.

    De temps à autre des entrepôts magnifiques, restachou de la Compagnie des Indes, jettent dans ma cervelle des images révolues d’un monde sans plastique.
    Un monde d’esclaves et de magnats.
    Cartes postales colorisées de colonisés.
    A chaque époque ses plaies, certes.
    Le capitalisme ça (se) paye à long terme...

    , par Charlie