21 - Muselé

J’ai changé d’île.
Java.
Yogyakarta, grosse ville au centre de l’île.
Kraton. Palais du sultan. (Vivant le gars !)
Il y a des photos qui parlent toutes seules.
Là, vu la photo, faut un peu de texte...

Je suis au premier des deux rangs de chaises en bois qui font face à la troupe.
Tout au long du récit, passeront derrière moi, des dizaines de touristes, lassés.
Les langues se mêlent.
Addicts de l’industrie de la compréhension, pensent-ils qu’il faut comprendre pour apprendre ? Ou ils s’en foutent...
Et oui, le Ramayanah c’est long. Même avec une vingtaine de musiciens au Gamelan et une trentaine de marionnettes Javanaises...
Là, deux heure, pour une des huit parties, la cinquième.
Les écrans tactiles (les mêmes dans tous les pays du monde) sont mis à contribution, ça occupe, ça fait sérieux. Coup de pouce après un rapide cadrage.
Mais rien n’y fait, faut endurer, dépasser, s’abandonner.
Alors ça débarrasse...

Les marionnettes défilent donc devant et... derrière moi.
Je reste donc dans ma fausse solitude sous un magnifique appentis, au coeur du palais défraîchit.
Je suis un fantôme comme les autres. J’aime bien.

Les relents d’un colonialisme à coup de marteau, ne réussissent pas à vider la puissance de l’ensemble, de l’oeuvre, du rituel.
Ici, c’est pas Bali, ça rigole moins.
Puis le jusqu’au-boutisme.
Et dans les objets, les finitions, les couleurs, les tissus... et dans les gens qui actent et jactent, ils sont experts, ils écoutent, ils se tiennent, ils sont là depuis longtemps, c’est leur place, leur rôle... ça se voit. Palais oblige ?
Les plans narratifs s’agencent par reptation lente.
Les voix, les percussions de cuivre, les cordes, les gongs, les claps...
Les petits corps de bois apparaissent à tour de rôle dans le castelet dépouillé, éclairés d’une ampoule qui me fait un contre jour en plein jour.
La coiffe du Dalang dépasse un peu, on voit bien qu’il trafique sans se cacher.
Il fume aussi. Sa fumée fait fumigène.
Les techniques de manipulations sont complexes, codées, raffinées.
De petits indices de vitesse, de placement de mains, dissociation bras-tête-corps, de "manière de"... identifient chaque figure.
Elles dégagent de temps à autre, d’un geste sec, un tic, la petite ceinture qui leur pend au côté. Effet de réel en miniature.
Les voix son traitées à minima de façon à différencier les sans grades des vénérables.
Celles qui attendent en scène sont plantées sans vergogne dans un tronc mou, poireau géant, mono-charpente qui tient l’ensemble du petit théâtre. A celles, cachées, qui pullulent aux genoux du fumeur, le Dalang, s’en rajoutent dix de chaque côté : les gentils à jardin les méchants à cours.
Toute la clique y passera.
Chacun sa place dans le théâtre du ciselé, c’est la règle.
C’est fort. C’est rare.

Dans ce palais où le culte du chef atteint le ready made (avec, par exemple, une paire de chaussettes d’un sultan x ou y en vitrine...) la poussière elle même semble s’ennuyer. Le groom qui garde l’entrée d’une des salles dort d’un ronflement comique et insouciant...
C’est le musée-palais, le Muselais.
Tout entier il ronfle, endormi dans son vingtième siècle (le 21 ème c’est nous il parait ...) et son message politico-subliminal de république sultane unie et moderne.

Le Ramayana fait presque tâche. Guignol pour riches.

Je sors du Muselais et regarde longuement une manifestation qui passe par là.
Le contraste de cette cinquantaine de jeunes peinturlurés, énervés, et convaincus, fait du bien, du vivant, du qui résiste. Pas contents.
Mais c’est quoi ?
J’essaye de retenir quelques mots pour les traduire ce soir dans ma chambre.
Tiens, les mégaphones sont aussi les mêmes sur toute la planète.
Au milieu du plus grand carrefour de la ville, ils forment avec leur corps en couleurs un rond point politique de chair que tous les véhicules contournent, cyniques, selon le code de la route... Les échappements nous enfument au soleil.
Et le Muselais vomit les girandoles de touristes qui, en marionnettes inquiétées prises au saut du lit, dégainent, à nouveau, leur écrans tactiles !
Boucliers de plastique à la face du réel...
Iphones contre mégaphones.